Il y a cinquante-quatre jours, le soleil brumeux de l’Asie m’est apparu. Il a surgi comme ça, par les hublots, au loin par la porte de l’appareil, puis au grand jour. Ma valise, pathétiquement bloquée à l’aéroport de Roissy, était le sésame vers un voyage d’insouciance, des jours d’intellect et de contemplation que nulle considération d’ordre pratique ne pourrait venir ternir.
Un taxi rouge m’a emmenée, et malgré un corps épuisé par les heures de vol, je n’étais que stupéfaction. Nous avons traversé la mer pour rejoindre l’île de Hong Kong depuis l’ile de Lantau. La végétation luxuriante se confondait aux flancs des montagnes qui se déversaient dans la mer. Nous serpentions sur des rubans de bitume avec l’agilité de la goutte d’eau.
Je suis arrivée à destination – ma première destination du moins, l’auberge de Mei Ho House, celle qui serait mon repère une semaine durant, où j’ignorais encore qu’apparaîtrait une nouvelle amie. Déjà une nouvelle amie – oui mais en voyage, il y a ceux qu’on rencontre et à qui l’on sourit, ceux à qui l’on parle mais qu’on oublie ; il y a ceux que l’on revoit un jour, et enfin les autres, ceux qui demeurent dans nos souvenirs comme la source du voyage, la racine essentielle.
Maja était cette source-là. Elle est le fil de spontanéité, le baguier de joie qui m’a permis de transformer une première semaine solitaire et éprouvante en une aventure. Se sont alors mélangées formalités administratives, recherche d’appartement, mise à jour de CV, validation de visa et découvertes touristiques, dîners asiatiques, sorties du vendredi, cocktail au bar le plus élevé du monde, excursion auprès du grand Bouddha.
Tout cela parmi les moustiques de l’été indien. Le taux d’humidité, avoisinant souvent les 90%, était l’enveloppe corporelle dont nous ne pouvions plus nous défaire. Une pellicule terrestre désormais incrustée dans les pores de notre peau.
Pour valider mon visa, la consigne était de quitter le territoire hongkongais et d’y entrer à nouveau, dans le but de faire tamponner mon passeport avec mon nouveau visa vacances-travail de 12 mois. Je suis donc allée passer une journée à Macau, autre Région Administrative Spéciale de la Chine, située à une cinquantaine de kilomètres, à une heure de ferry. Ce morceau de terre n’a cessé de m’émerveiller : c’était le Portugal en Chine, la Méditerranée asiatique, des écrins d’architecture gothique parmi les immeubles vingtiémistes, un parfum catholique rompu par le soufre des casinos, de vieux pavés cinq fois centenaires sous mes pieds.
Comme un signe que tout se passerait bien par la suite, j’ai trouvé une chambre très rapidement dans une colocation de cinq personnes. Ah, mais il a fallu composer avec l’inquiétude, d’abord, l’angoisse de devoir me résigner à vivre dans un placard – car j’ai visité des placards, des cubes aux murs rongés par l’humidité appelés chambres, des pièces mesquines et pathétiques. Aussi ma chambre actuelle m’est-elle apparue comme un luxe inouï après avoir constaté qu’il était possible, humainement possible pour certains, de dépenser des sommes gigantales pour croupir dans de véritables bouges.
Le soir de mon emménagement, alors que je rencontrais mes nouveaux colocataires, l’un d’entre eux m’a dit « Welcome home ». Alors oui, je me suis dit que that was it, que c’était mon nouveau Home, à 9 600 kilomètres de ma belle chambre haussmannienne, de ma famille, de mes amis, de ma capitale adorée et d’un travail que j’aimais ; que just let go, qu’il fallait just let go et live the dream.
A dream oui, un rêve c’en est un.
Chaque matin a dream.
Il y a les oiseaux exotiques que j’entends batailler par les immenses fenêtres de ma chambre. En voyant une photo de ma chambre, une amie m’a dit qu’elle me croyait suspendue dans la jungle. Il y a les arbres et les collines, la jungle donc, là devant ma fenêtre. L’étendue de verdure malgré Causeway Bay – malgré la densité, l’urbanisme, la folie commerciale, le fatras et le chaos de Causeway Bay. C’est mon quartier, Causeway Bay, celui qui compte les baux commerciaux les plus élevés au monde, devant la 5e Avenue de New York.
Il y a la mer, que je contemple, que je photographie, dont nous commentons tous le bleu-vert saisissant. La mer dans laquelle j’ai nagé un 29 novembre.
Il y a la montagne et les randonnées, perdues dans la nature des îles et des Nouveaux Territoires, si près des gratte-ciels de la baie.
Il y a un tram plus que centenaire qui nous emporte, lentement, fabuleusement, au gré des avenues qui bordaient la mer, il était une fois. Les hommes n’ont cessé, depuis, d’étendre leur territoire, de prendre possession de la mer, d’y construire la ville. Alors la ligne de tram ne borde plus l’océan mais les buildings, les prouesses architecturales surgies de terre, et quelques bâtiments coloniaux restants.
Il y a la vie nocturne, les bars et boîtes de Lan Kwai Fong, que l’on appelle LKF en sachant ce que ce sigle contient de folie du samedi soir. La fête oui, l’alcool bu dans la rue oui, la musique assourdissante oui, et pourtant une étrange sécurité, un étonnant civisme qui prévient tout débordement. Alors on retourne à LKF la semaine suivante, parce que l’on sait qu’à trois heures du matin il y aura toujours ce calme au cœur de la tempête, cette absence de danger.
Il y a les couleurs, les marchés, les soupes à emporter, les dim sum, l’odeur de la coriandre, les océans de cheveux noirs, les rues escarpées, les coins perdus, les escaliers.
Il y a des cafards énormes dans les petites allées, des insectes inconnus dans les maisons. Il faut prendre de bonnes habitudes et s’y tenir. Il y a des supermarchés ouverts tout au long du cadran, des injonctions à consommer. Il y a des téléphones, partout des téléphones. Les premiers jours je me demandais ce que le monde pouvait avoir de bien important à se dire. Je pestais contre ces individus qui se mouvaient mollement dans les métros et les rues en tapotant sur leur écran. Puis j’ai fait l’achat d’un téléphone qu’on dit intelligent. Je me crois (encore) plus intelligente que lui, mais il faut bien avouer qu’il exerce une influence certaine sur nos cerveaux fatigués. Quelqu’un m’a dit que les Hongkongais manquaient d’imagination. Qu’ils travaillent du matin au soir, quittant souvent le bureau après 21h, pour ensuite téléphoner, manger, dormir, et recommencer. Un côté robotique peut-être.
Mais ils sont souriants. Ils sont patients. Ils continuent leur route, même serrés à 7.2 millions sur ce petit bout de terre, même frappés par un coût de la vie incroyablement élevé, même harassés par le travail, même de plus en plus inquiets par l’influence grandissante de la Chine continentale. C’est qu’ils ont encore une certaine sagesse bouddhique, je crois.
Un mois après l’arrivée merveilleuse, des attaques terroristes ont eu lieu à Paris. Dans notre Paris. Être si loin m’était insoutenable. J’ai même envisagé, absurdement, un retour. Un retour, et puis ? Cela ramènerait-il nos amis morts ? Cela suspendrait-il Daech et ses combattants millénaristes ? Cela servirait-il à quelque chose ?
A rien non, cela ne servirait rien. Mais j’aurais pu verser des larmes devant le Carillon ou le Bataclan plutôt que seule dans ma chambre, suspendue dans ma petite jungle hongkongaise.
Je ne suis donc pas rentrée. J’ai partagé une minute de silence avec les Français de Hong Kong, et nos amis d’autres pays, à Tamar Park. L’un d’entre eux avait un drapeau. Et j’ai compris que les voyages et l’exil n’étaient qu’une facette de nos êtres présents. Ils ne nous soustraient pas nos origines, et bien plutôt les réaffirment.
Cinquante-quatre jours après mon arrivée à Hong Kong, je n’oublie pas d’où je viens.
Super julia !
Hello Julia. Quel plaisir de te lire… j’ai l’impression d’y être, d’être avec toi. Je t’embrasse.
Chère Julia,
Ma mère m’a aidé à lire ton blog. Il est très poétique et difficile à comprendre pour moi, mais j’imagine très bien ton voyage et ta nouvelle vie.
Encore une fois merci beaucoup pour les momeries communes.
Je suis ravis de te revoir année prochaine – peut-être en Hong Kong ou en France.
Cordialement ta nouvelle friend Maja